Jean Eustache

E

Générique de fin, La maman et la putain, 1973

Nationalité : française
Naissance : 30 novembre 1938 à Pessac (France)
Décès : 5 novembre 1981 à Paris
Profession : réalisateur

filmographie

La soirée (inachevé) (1963)
Les mauvaises fréquentations (mm) (premier titre, film en 16 mm), également connu sous le titre « Du côté de Robinson » (second titre, film gonflé en 35 mm) (1964)
Le père Noël a les yeux bleus (mm) (1966)
La rosière de Pessac (1968)
Sur Le dernier des hommes de Murnau (cm) (télévision) (1969)
À propos de La petite marchande d’allumettes de Jean Renoir (cm) (télévision) (1969)
Le cochon (cm) (coréalisation avec Jean-Michel Barjol) (1970)
Numéro zéro (version télé raccourcie titrée « Odette Robert ») (1971)
La maman et la putain (1973)
Mes petites amoureuses (1974)
Une sale histoire (volet document : 22 minutes et volet fiction : 28 minutes) (1977)
La rosière de Pessac 79 (1979)
Le jardin des délices de Jérôme Bosch (mm) (1980)
Offre d’emploi (cm) (1980)
Les photos d’Alix (cm) (avec Alix Cléo Roubaud et Boris Eustache) (1980)

cm : court-métrage
mm : moyen-métrage

Ouverture de La maman et la putain, 1973

Affiche de la rétrospective Jean Eustache, Les films du losange, en 2023. Ci-dessous le lien de la présentation de la rétrospective avec notamment un instructif dossier de presse.

Le « monologue » final de La Maman et la Putain

Veronika est assise entre Alexandre et Marie.
Veronika : Votre sexe… Regarde-le comme il a un super complexe avec son sexe. Votre sexe, Alexandre, qui me fait tant jouir, votre sexe, Alexandre, n’a pour moi aucune importance. Et, sur ce, elle se sert un autre Pernod. Votre petite tête qui comprend tout, qui raconte des grands trucs grandiloquents, et absolument ridicules et prétentieux. Ce qui est très amusant entre nous, c’est qu’il y a quelqu’un qui se prend au sérieux et quelqu’un qui ne se prend pas au sérieux. Devinez qui se prend au sérieux…?
Marie : De vous deux ou de nous trois ?
Veronika : De nous deux, d’Alexandre et de moi. Ecoute, Marie, permets-moi au moins une fois…
Marie : Mais je te permets.
Veronika : Permets-moi, je t’en prie, Marie. Permets-moi pour une sombre histoire de cul… Comprenez tous les deux une fois pour toutes que pour moi les histoires de cul n’ont aucune importance. Que vous vous baisiez, j’en rien à foutre. Je suis tellement heureuse avec vous deux.  J’en ai rien à foutre. Comprenez-le au moins une fois pour toutes que j’en ai rien à foutre. Que je vous aime. Regardez, je commence à être saoule et je bégaie et c’est absolument horrible, parce que ce que je dis je le pense réellement. Et je pourrais rester tout le temps avec vous tellement je me sens heureuse. Je me sens aimée par vous deux.
Et l’autre qui me regarde avec ses yeux en couilles de mits, d’un air sournois, en pensant : oui, ma petite, tu peux toujours causer, mais je t’aurai. Je vous en prie, Alexandre, je ne joue pas la comédie. Mais qu’est-ce que vous croyez…
Pour moi, il n’y a pas de putes. Pour moi, une fille qui se fait baiser par n’importe qui, qui se fait baiser n’importe comment, n’est pas une pute. Pour moi il n’y a pas de putes, c’est tout. Tu peux sucer n’importe qui, et peux te faire baiser par n’importe qui, tu n’es pas une pute.
Marie : Mais je suis bien d’accord.
Veronika : Il n’y a pas de putes sur terre, putain, comprends-le. Et tu le comprends certainement. La femme qui est mariée et qui est heureuse et qui rêve de se faire baiser par je ne sais qui, par le patron de son mari, ou par je ne sais quel acteur merdique, ou par son crémier ou par son plombier… Est-ce que c’est une pute ? Il n’y a pas de putains. Mais qu’est-ce que ça veut dire pute ? Y a que des cons, y a que des sexes. Qu’est-ce que tu crois ? C’est pas triste, hein, c’est super gai ! Et je me fais baiser par n’importe qui et on me baise et je prends mon pied !
Pourquoi est-ce que vous accordez autant d’importance aux histoires de cul… ? Le sexe… Tu me baises bien. Ah, comme je t’aime. Il n’y a que toi pour me baiser comme ça. Comme les gens peuvent se leurrer. Comme ils peuvent croire. Il n’y a qu’un toi, il n’y a qu’un moi. Il n’y a que toi pour me baiser comme ça. Il n’y a que moi pour être baisée comme ça par toi.
La chose amusante ! Quelle chose horrible et sordide ! Mais, putain, quelle chose sordide et horrible ! Si vous saviez comme je peux vous aimer tous les deux. Et comme ça peut être indépendant d’une histoire de cul. Je me suis fait dépuceler récemment à vingt ans. Dix-neuf, vingt ans. Quelle chose récente. Et après, je me suis fait baiser. J’ai prix un maximum d’amants. Et je me suis fait baiser. Et je suis peut être une malade chronique… le baisage chronique. Et pourtant le baisage, j’en ai rien à foutre. Me faire encloquer, mais ça me ferait chier un maximum, hein ! Là, j’ai un tampax dans le cul, et pour me le faire enlever et pour me faire baiser, il faudrait en faire un maximum. Il faudrait m’exciter un maximum. Rien à foutre. Si les gens pouvaient piger une seule fois pour toutes que baiser c’est de la merde. Qu’il n’y a qu’une seule chose très belle : c’est baiser parce qu’on s’aime tellement qu’on voudrait avoir un enfant qui nous ressemble et qu’autrement c’est quelque chose de sordide…
Il ne faut baiser que quand on s’aime vraiment… Et je ne suis pas saoule… si je pleure… je pleure sur toute ma vie passée, ma vie sexuelle passée, qui est si courte. Cinq ans de vie sexuelle, c’est très peu. Tu vois, Marie, je te parle parce que je t’aime beaucoup. Tant d’hommes m’ont baisée. Ils m’ont désirée, tu sais. On m’a désirée parce que j’avais un gros cul qui peut être éventuellement désirable. J’ai de très jolis seins qui sont très désirables. Ma bouche n’est pas mal non plus. Et quand mes yeux sont maquillés ils sont pas mal non plus. On m’a souvent baisée comme ça, tu sais, dans le vide. On m’a souvent désirée comme ça, et baisée dans le vide. Je ne dramatise pas, Marie. Je ne suis pas saoule. Et qu’est-ce que tu crois ? Tu crois que je m’appesantis sur mon sort merdique. Absolument pas. On me baisait comme une pute. Mais tu sais, je crois qu’un jour un homme viendra et m’aimera et me fera un enfant parce qu’il m’aimera. Et l’amour n’est valable que quand on a envie de faire un enfant ensemble. Si on a envie de faire un enfant, on s’aime. Un couple qui n’a pas envie de faire un enfant, ce n’est pas un couple, c’est une merde, c’est n’importe quoi, c’est une poussière… Les super-couples libres… Tu baises d’un côté, chéri, je baise de l’autre. On est super heureux ensemble. On se retrouve. Comme on est bien. Oh ce n’est pas un reproche que je fais, au contraire. Ma tristesse n’est pas un reproche, vous savez. C’est une vielle tristesse qui traîne depuis cinq ans. Vous en avez rien à foutre. Comme vous pouvez être bien ensemble. Regardez, vous allez être heureux…

« […] Cahiers : C’est quoi la nécessité du film ?
Eustache : C’est une chose très secrète que je n’ai jamais pu analyser et je m’en suis beaucoup voulu ; depuis Le Père Noël a les yeux bleus : je l’ai écrit en une journée et je ne l’ai pratiquement pas retouché. Quand m’est apparu le désir de faire Une sale histoire, je me suis dit : “Mais c’est idiot, je connaissais l’histoire depuis très longtemps, pourquoi ai-je éprouvé aujourd’hui l’envie d’en faire un film ?” J’aurais pu gagner du temps en le faisant deux-trois ans plus tôt. Pour Mes Petites Amoureuses, ça s’est presque passé de la même façon sauf que j’ai mis six à sept ans à l’écrire. Je racontais l’histoire et je me disais : “Il manque quelque chose, quand j’aurai trouvé ce quelque chose, je l’écrirai” et pendant plus de six ans je n’ai jamais écrit plus des dix premières lignes que je recommençais périodiquement, jusqu’au jour où je me suis dit : “Je vais quand même essayer d’avancer, tant pis si ce n’est pas bon, j’avance.” J’ai écrit le film jusqu’au bout, et je me suis aperçu qu’il ne manquait rien. Mais ce n’est pas un hasard si je me disais qu’il manquait quelque chose. […] »

« Entretien avec Jean Eustache », Les cahiers du cinéma, numéro 284, janvier 1978.
En complément, à la faveur de la rétrospective à la cinémathèque française qui a eu lieu en 2017… articles et conférences.

« — Qu’est-ce que cela veut dire le regard juste ? Je me demande par quel miracle quelqu’un qui fait des films aurait le pouvoir de voir mieux qu’un autre.
— Bon, alors, disons la réalisation, ou la mise en scène. Chaque plan semble évident, avec l’angle de prise de vues le plus juste. La caméra est toujours à la bonne place pour filmer une situation en train d’être vécue.
J’ai horreur de la caméra dans la cheminée, entre les flammes d’un feu de bois. Je ne vois pas pourquoi on place une caméra là où un être vivant ne pourrait pas se mettre. J’emploie souvent le champ contre champ. Ce n’est pas un parti pris cinématographique, un style. C’est la meilleure façon de montrer des gens qui se parlent. Il faut qu’on voit leurs regards à eux. »

« Dans la sélection officielle, le cinéma populaire de Jean Eustache », Le Monde, Jacques Siclier, 11 mai 1973.